La sidération

 

 

Par Catherine Ferroyer-Blanchard [contact]

La bonne attitude. Cet impératif comportemental est sans doute le plus difficile à tenir tant il met en jeu l'intimité des individus, leur rapport au monde, leur personnalité, mais aussi tant il est dépendant des situations dans lesquelles ils évoluent. C'est pourtant un aspect nodal de ce que l'on appelle « la tendance » qui dicte ses schémas jusque dans le rapport au corps. L'attitude, question si difficile à appréhender, est à ce point délicate et diffuse qu'elle n'est enseignée qu'en dernière année et comme matière optionnelle au London College of Fashion.

Depuis quelques années, il semble pourtant que des attitudes bien identifiables se dégagent des podiums, de la posture des corps des stars hollywoodiennes ou de celle des clubbers pointus. En 2005, des études avaient nettement dégagé deux axes majeurs en matière de comportement adéquat : la mansuétude et la parcimonie.

Cette année, l'attitude-reine à adopter est sans aucun conteste la sidération. À Los Angeles, Londres ou Tokyo tout fashionista ou club-kid qui se respecte arbore avec conviction une bouche grimaçante perpétuellement grande ouverte et des yeux formidablement écarquillés. Si certaines substances chimiques aident à maintenir cette attitude, elle est le plus souvent obtenue par des exercices réguliers de gymnastique faciale. Certains spas à New-York proposent même à leurs clients des formations spécifiques.

« Être sidéré, c'est d'abord être étonné, explique Eleanore Sprengler du cabinet Action ! Fashion !. Et s'étonner, c'est le fondement de toute démarche intellectuelle. Les gens ont en assez des mannequins défilant l'air blasé comme si rien n'avait d'importance. La mode de la sidération, c'est sans doute ce qui est arrivé de plus humain au monde de la fashion depuis la French Manucure. »

Mais la sidération va sans doute plus loin qu'un simple étonnement naïf et gentiment attachant. Il y a derrière elle une exagération théâtrale et théâtralisée qui confine au tragique de notre époque. Modes de consommation destructeurs, guerres, inégalités, c'est avant tout cela dont parle l'attitude avant-gardiste d'une poignée de branchés. Rien n'est plus compréhensible, tout est sidérant. Les créatures sur-lookées sont désormais politiques. D'autant plus qu'il ne s'agit pas de prôner en creux, à l'aide d'un ahurissement systématique, une quelconque normativité assagie ; il s'agit au contraire de susciter ce sentiment à l'infini : la sidération s'accompagne toujours d'une garde-robe extravagante, de lavallières en nylon tressé, de boucles d'oreilles en forme de baffles, de jupes en papier calque ou de chaussures en tricot 70s. Il faut être sidéré et sidérant.

Cette généralisation de la sidération ne va pas sans bousculer tout un mode de vie. L'écarquillement systématique est un coup dur pour toute l'industrie du fard à paupières qui a déjà vu ses ventes fléchir de plus de 20 %. Mais surtout cette nouvelle tendance bouleverse la communication entre les individus, puisqu'il est difficile de prononcer des consonnes audibles la bouche toujours ouverte. Et désormais, les nouvelles icônes musicales, sortes de personnages de cire à jamais figés dans leur effarement outré, distillent un rock instrumental, grattant avec consternation des guitares dont le fonctionnement leur semble scandaleux.

Il faut cependant avoir présent dès maintenant à l'esprit que cette vaste table rase, cette démarche a la fois iconoclaste et constructive qui caractérise la bonne attitude de 2006 est un sas nécessaire qui prépare en fait la tendance à venir : dès 2008, les certitudes se seront inexorablement envolées et il faudra, dans ses vêtements, dans ses gestes et dans ses poses, arborer l'approximation. Préparons-nous dès maintenant en refusant l'exactitude.

 

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« La sidération est sans doute ce qui est arrivé de plus humain au monde de la mode depuis la French Manucure. »